En 2023, on écrit ensemble ?

“Allez, montre-lui !”

Je me revois, assise dans la pièce attenante à la cuisine, une feuille de brouillon posée devant moi sur la table en formica. 

“Une feuille de brouillon” : on récupérait des feuilles imprimées sur un seul côté, au travail de mon père, et on en utilisait le verso. Ce papier de seconde main était à notre disposition, pour que les trois enfants de la fratrie puissent dessiner et écrire sans gâcher de belles feuilles immaculées. 

A la maison, “le brouillon”, comme on l’appelait, était rangé dans le tiroir d’un meuble en bois foncé, entre la cuisine et le salon, le premier tiroir de gauche en partant du haut. Ce tiroir, c’était la liberté de créer. J’étais libre de prendre une feuille n’importe quand, pour faire n’importe quoi. Je pouvais gribouiller à loisir, sans pression de résultat puisque ces feuilles étaient déjà utilisées, déjà destinées à la poubelle – en un sens déjà ratées, avant mon premier coup de crayon. 

Quelle joie.

Mais cette fois, la feuille devant moi, sur la table en formica, ne provient certainement pas du meuble en bois sombre, parce qu’on n’est pas chez nous. Nous ne nous trouvons pas dans une vieille bâtisse de la rurbanité francilienne, mais dans un immeuble construit pendant les années soixante, en Italie. Dans les Alpes, la région d’origine de ma grand-mère. Par la fenêtre, on voit un morceau de la cage du canari et, derrière, les crénelures bleues et vertes de la montagne d’en face.

Peut-être même que ce n’était pas une feuille de brouillon, peut-être que la mémoire me joue des tours – je ne serais pas surprise qu’on m’ait octroyé le luxe d’une belle feuille toute neuve, bien blanche, pour me tenir tranquille et m’occuper.

C’est qu’il n’y avait pas beaucoup de distractions disponibles pour un enfant, dans l’appartement où vivaient trois vieilles dames que j’aimais avec dévotion et que j’appelais les tantes, “le zie”, même si c’était celles de mon père. 

On nous laissait, mes frères et moi, regarder la télé  – privilège rare – à la fin des interminables déjeuners. Je saisissais l’essentiel, même si je ne parlais pas bien italien. On avait convaincu mon père que transmettre sa langue à ses enfants les condamnerait à ne jamais maîtriser le français et il avait voulu s’assurer que nous ne serions pas comme lui, que nous ne vivrions pas l’humiliation des zéros pointés en orthographe et le mépris des Français pour les “Macaroni”. 

Heureusement, les zie connaissaient suffisamment le français pour qu’on se comprenne et surtout, elles s’adressaient à moi dans le langage de l’affection. Elles me cuisinaient des gâteaux, me glissaient des billets dans la main en cachette de mes parents, et m’emmenaient voir les chatons qui jouaient, bondissant dans les herbes folles, pas loin de la grange à moitié en ruine qui leur appartenait. Je les adorais.

“Allez, quoi, montre-lui !”, répète mon père.
La zia, derrière lui, sourit d’un air encourageant. 
Je cache ma feuille avec ma main et secoue encore la tête pour dire non.

On allait en Italie tous les étés, plusieurs semaines, pour passer du temps avec les zie, dans ce pays qui n’était pas tout à fait le nôtre mais pas tout à fait un autre non plus. On mangeait du jambon cru, mes frères se liaient d’amitié avec les gamins du coin en jouant a pallacanestro sur le terrain de sport, à côté de la grange aux chatons, et moi j’attendais avec impatience le moment où on irait acheter des glaces. J’adorais les parfums coco et pastèque – anguria en italien, ce mot-là je le connaissais bien.

“Mais enfin, pourquoi tu écris si tu ne veux pas qu’on te lise ?”
Mon père fait semblant d’insister mais il a compris que je ne céderai pas. Je perçois l’embarras dans sa voix.

D’habitude, je suis une enfant plutôt prompte à montrer ce que j’écris, pour récolter les bons points. J’adore voir briller la fierté dans les yeux de mes parents et j’adore les compliments — même si je me rembrunis quand les adultes précisent toujours, inconscients de leur bévue, que je suis vraiment douée “pour mon âge”.

Pas cette fois.
Cette fois, je refuse de montrer ce que j’ai écrit à la 
zia et personne ne comprend pourquoi.

Je crois qu’ils – les adultes – ont pensé que j’avais écrit un truc gênant, honteux, ou que je voulais faire mon intéressante, ou un mélange des deux.

Ils se trompaient.

Je n’écrivais rien de particulièrement intime – un poème sur un aigle, il me semble. Et je n’ai ressenti aucun plaisir à refuser de lire mon texte, aucun plaisir à sentir la déception dans la voix de mon père et dans le regard de la zia.

Alors pourquoi ?


Je crois que ce jour-là, c’était le début de la honte. Le début de la gêne.

J’ai refusé de lire ce que j’avais écrit parce que j’avais peur qu’on me juge, parce que j’étais terrifiée qu’on trouve ça risible ou ridicule.

Avant, j’étais trop petite pour craindre de m’humilier. Je voyais juste l’écriture comme un moyen facile de briller –  il fallait bien trouver un truc, vu que ce n’était pas grâce à mes compétences en course à pied que j’allais me faire aimer.

Mais ce jour-là, dans l’appartement des zie, un déclic s’est fait. Tout d’un coup m’est apparu le grand danger de l’écriture : on se met à nu. Quoiqu’on écrive, même un banal poème sur un aigle, probablement plagié d’une lecture récente, on livre à travers les mots un morceau de son cœur sanglant.

Et qu’il y a-t-il de pire, quand on offre son cœur sur un plateau, que la peur de voir celleux qu’on aime le repousser en grimaçant de dégoût ?

C’est une crainte qui m’a accompagnée pendant des années.

Comme je ne voulais pas montrer mes textes, j’écrivais de façon solitaire, voire secrète. L’idée de faire lire mon travail à quiconque me semblait… A la limite de la folie. 

J’ai participé à mon premier atelier d’écriture à presque vingt-sept ans – c’est comme le lesbianisme, ça m’aura pris du temps. 

Et comme le lesbianisme, une fois que j’ai osé y aller, je n’ai plus eu envie d’en revenir.
Comment renoncer à la douceur très particulière qui émerge quand un groupe d’êtres humains décide de se rassembler pour écrire avec sincérité, humilité et bienveillance ? Il y a tant de joie à puiser dans les discussions qui entourent, facilitent et prolongent l’écriture.

Tant de joie, et tant de puissance.

J’ai mis encore plus longtemps à réaliser que non seulement j’aime bien écrire en groupe, mais que j’adore accompagner d’autres personnes dans l’écriture – surtout quand on est de la même trempe, celle des gentils weirdoes un peu paumé.es, qui se débrouillent plus ou moins pour le cacher. 


Je prépare plusieurs projets en lien avec l’écriture, cette année.

Des ateliers réguliers, un livre sur l’écriture introspective qui paraîtra tout bientôt et même un programme d’accompagnement à l’écriture en ligne qui durera environ un mois. 

Ça me met dans un drôle d’état.

Je suis heureuse d’emprunter ce chemin dont je sens qu’il est le mien… mais j’ai aussi très envie de faire non de la tête, de cacher mon papier et de continuer d’écrire dans mon coin.
La petite fille derrière la table en formica n’est jamais loin.

Mais je crois bien que je vais continuer quand même.

D’abord parce que ça m’amuse. 
Aussi parce que je pense qu’on est nombreux·ses à avoir envie, et parfois besoin, d’un cadre propice à l’écriture et à l’introspection.
D’un moment à part, avec d’autres personnes qui font le choix courageux d’être vulnérables. Qui décident de lancer un défi au cynisme ambiant. D’arrêter de faire semblant qu’on a tout compris, qu’on sait tout mieux que tout le monde, qu’on n’a besoin de personne et surtout pas de pleurer, là tout de suite maintenant. J’y crois, j’y crois vraiment.

Alors, en 2023, je vous propose d’aller chercher une feuille de brouillon
(mais si, vous savez bien, celles qui sont dans le tiroir, en haut à gauche du meuble en bois sombre)

— et je vous invite à écrire. 

Ensemble, si vous le voulez bien ?

Puisque l’écriture introspective vous intéresse…

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Attention. L’écriture introspective, comme toute pratique liée à la santé mentale, ne doit pas être prise à la légère.

Elle n’est pas adaptée à tout le monde :

  • Si vous présentez des symptômes psychotiques, l’écriture introspective est à proscrire. Il semblerait qu’elle puisse entraîner une décompensation rendant plus difficile la maîtrise des symptômes. Je préfère vous le dire tout de suite, même si je comprends que ce soit décevant. 
  • De même, si vous êtes actuellement très fragile, que vous ressentez une grande détresse psychologique, que vous avez des idées noires, l’écriture introspective n’est pas recommandée.

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